LE GOÛT DE LA DÉMOCRATIE

 

Democratie

Lorsque notre actualité nationale semble s'écarter des rails de la démocratie, il nous prend comme une indignation, accompagnée d'un véritable goût pour la chose publique (la vraie res publica ou république1), qui soudain devient  précieuse - comme elle l'a toujours été - mais qui l'est réellement seulement lorsqu'elle se double de ce qu'on nomme démocratie. Par opposition, entre autres, à l'oligarchie ou à l'autarchie (l'anarchie et ses différentes acceptions méritant une place à part).

1.Selon Wikipédia, l'auteur dont il est question ici, Jacques Rancière, « met à nu les ressorts d'une certaine idéologie dite républicaine qui, sous couvert de défense des valeurs universalistes, marque le ralliement de toute une partie de l’intelligentsia de gauche à une droite de plus en plus extrême en accusant la démocratie de tous les maux depuis la culture de la consommation jusqu’à la destruction terroriste de tous les liens sociaux ». 

En effet, l'on peut bien définir la démocratie par opposition à ce qu'elle n'est pas ou à ce qu'elle s'efforce de ne pas être. Ou encore on peut la définir "en positif" - à tous les niveaux - pour essayer d'y voir plus clair et, surtout, pour augmenter nos chances de ne pas la voir se dissiper dans des conflits plus ou moins stériles voire graves ; ou pour éviter qu'elle ne cède le pas à la course pour le pouvoir, ou - peut-être pire encore - à de pures illusions qui perdurent dans le temps. "Tout va bien Madame la marquise" ou plutôt Monsieur le Président, alors que, au fond, tout va mal ou tout pourrait aller beaucoup mieux, si seulement le peuple (qui, d'accord, n'a pas toujours raison mais... à voir au cas par cas) était considéré, plus respecté, sans être enchaîné à l'éternel, fatal affrontement entre dominés et dominants.

Un face à face auquel, à l'Université, faisait souvent allusion notre professeur de philosophie qui, par ailleurs, citait très souvent dans ses cours un certain Jacques Rancière... Un nom qui noircissait volontiers son tableau. Voici donc des éléments déterminants pour acquérir, à l'occasion d'une "vente du cœur" au campus multidisciplinaire voisin, l'un de ses essais, joliment intitulé "Penser l'émancipation".

Et, comme suggéré plus haut, qui dit émancipation dit d'abord démocratie et attention pour cette dernière. L'ex élève de/puis opposant à Louis Althusser pense la démocratie dans ses pages, de manière directe et indirecte, tout en interrogeant également beaucoup d'autres choses (des notions qui renvoient en réalité à notre quotidien, notions fondamentales pour notre fameux "vivre-ensemble"). Dans ce cas, dans le cas de ce dialogue avec le penseur Aliocha Wald Lasowski pour les éditions de "L'aube" (car nous sommes bien en présence d'un essai/dialogue) nous citerons très volontiers des extraits, qui correspondent bien à ce que l'on s'est empressé de souligner au sens propre ; des propos qui n'ont rien perdu de notre actualité, même la plus récente (le livre ayant été imprimé en mars 2022). 

On commencera par cette réflexion, page 64 : 

« Le sujet politique, c'est celui qui va se déclarer, sous les noms les plus divers comme citoyen, ouvrier, travailleur, femme ou encore "indigène de la République" (...) le sujet politique prend de multiples formes. Cela s'est joué d'abord sous la forme de : qui a droit à être électeur ? Qui a le droit de vote ? Ensuite, cela s'est joué sur les questions sociales, de travail, de santé, pour autant que toujours elles renvoient à une interrogation plus profonde à la question finale : qui décide du caractère public ou privé du travail ? Qui décide de la capacité des individus à parler, juger, penser leur propre santé, à penser l'avenir de leur propre système d'éducation ou de retraite ? »

Et puis et puis, en référence avec ce qu'on évoquait...

« Est démocratique tout ce qui renvoie en dernière instance à l'absence de légitimité de la domination. Est démocratique ce qui renvoie donc à l'égalité de n'importe qui avec n'importe qui [même si cela peut sembler un peu chaotique dit de cette manière. Entendre peut-être "de tout un chacun avec tout un chacun"...]. Une constitution est démocratique pour autant qu'elle inscrit quelque part cette égalité (...) c'est bien la démocratie qui est en acte lorsque les manifestants dans la rue obligent un gouvernement légitime à retirer une loi qui a été votée selon les règles de la constitution, en opposant une capacité à penser l'avenir, une intelligence collective élargie, aux calculs des experts et à des mécanismes constitutionnels faits pour réserver la pensée et la décision des choses communes aux gouvernements et à leurs conseillers ». Et pourtant, notre sacrée constitution (en Italie surtout)... Cela mériterait un chapitre à part !

Mais encore, toujours au sujet de la démocratie : « La démocratie n'est pas un régime politique arrivant dans la succession d'autres régimes politiques. C'est le régime de la politique elle-même. Avant elle, il y a des formes de monarchie, d'aristocratie, de gouvernement des prêtres, des "anciens" etc., tous gouvernements fondés sur l'évidence d'une supériorité de naissance ou de compétence (...). Tant qu'il y a l'évidence d'une domination, tant qu'il y a des personnes logiquement destinées à gouverner et des critères évidents de sélection [de mauvais critères, on suppose.... l'occasion est aussi de réfléchir à la différence entre "gouverner" et "dominer"], il n'y a pas veritablement de politique ».

Jacques Rancière sera ensuite interrogé sur un autre domaine, fondamental (qui possède également un caractère politique !), par le biais de cette suggestion : « Il est intéressant de s'interroger sur les liens entre les formes d'art, le roman, le théâtre, la photographie, le cinéma... et la capacité à rendre libre. On pourrait même dire que la révolution sociale est la fille de la révolution esthétique ». Ce à quoi Rancière répond : « L'art en général ne rend pas libre. Il faut en finir avec l'image selon laquelle l'artiste serait par essence subversif.  Simplement, les pratiques artistiques et les expériences esthétiques définissent des formes de partage du sensible qui bouleversent les formes dominantes de l'expérience sensible. Entre la fin du XVIIIème siècle et le milieu du XIXème siècle, on peut dire qu'il y a eu une révolution esthétique : les œuvres d'art se sont détachées des fonctions qui étaient les leurs, comme d'illustrer la foi ou célébrer les puissants ».

Pour revenir à la notion de démocratie - qui ne peut être promue que par un art réellement détaché et libre - Jacques Rancière se penche d'abord la notion d'égalité : « On n'arrive pas à l'égalité. Il faut en partir, la poser comme un axiome ou une présupposition à vérifier. On suppose l'égalité en dehors de tout jugement de valeur sur les capacités de X ou Y [ce qui, sans doute, n'exclut pas totalement la notion de mérite], parce que c'est précisément ce qui fonde un ordre politique. (...) Toutes les relations inégalitaires supposent, pour fonctionner, des relations égalitaires. La démocratie est la mise en œuvre de cette égalité à la fois présupposée et toujours vérifiée ». De manière absolue et constante ?  De manière fréquente, en tout cas. À bien méditer...

Les notions d'égalité et d'art se rejoignent aux pages 86-87, lorsqu'il est question de "zoomer" sur le sens du septième art : « Le cinéma est né sous une  double étoile : comme le divertissement populaire de l'âge industriel et comme le langage d'un nouveau monde, où le prosaïsme de l'industrie ne devait plus s'opposer à l'élévation de l'art, mais où tous deux devaient s'unir pour créer l'étoffe l'étoffe d'un nouveau monde égalitaire. C'est à dire que, au départ, c'est le dispositif cinématographique qui était pensé comme égalitaire, et non pas les effets de l'intérêt du cinéma pour les inégalités et luttes sociales [phénomène qui a suivi de manière évidente après avec certains courants engagés]. Dans les années 1930, il y a eu la double normalisation, par laquelle l'État stalinien et l'industrie hollywoodienne ont voulu ramener le cinéma à une fonction de divertissement de masse [voire de propagande !]. Mais le cinéma n'a jamais obéi strictement à aucune des deux logiques. Il a toujours, en même temps, inventé des mondes à part et regardé le monde qui l'entourait.
Il a intégré à sa propre dynamique le regard sur les inégalités sociales et sur les luttes [pensons en particulier au cinéma francais de la "Nouvelle vague" et au néo réalisme italien]. On reste ahuri, encore aujourd'hui, à voir la violence des images de lutte des classes portées par un film hollywoodien comme "Les raisins de la colère", réalisé par John Ford en 1940, et adapté du roman de John Steinbeck, et à penser qu'un grand producteur les a acceptées et même encouragées : il pensait simplement qu'elles faisaient un bon film. (...) ».

À quelques lignes de distance, l'on retient également ceci :

« Eisenstein déclare, lui, que le film doit être un tracteur labourant nos consciences [d'où l'humble volonté, chez "Culture & Santé", de proposer un espace "Livres & Films"]. Dans les années 1950 ou 1960, Rossellini s'emploie à laisser la vérité des situations et des êtres affleurer lentement dans les attitudes et sur les visages, alors que Bresson veut construire cette vérité par un montage très serré, et une automatisation des paroles et des attitudes, ou que Hitchcock se pense comme un grand manipulateur des apparences. Et pourtant, la manière dont un visage, un mouvement, une phrase nous touchent échappe finalement à la volonté des cinéastes ». Une conclusion qui, nous semble-t-il, ne peut pourtant pas être absolue, car un bon cinéaste sait exactement ce qu'il veut transmettre (et comment y parvenir).

C'est alors que le journaliste Wald Lasowski ramène le discours à une nature plus strictement politique...

Si vous souhaitez également prolonger le discours politiquement et un peu autrement, vous pouvez toujours rejoindre notre entretien avec Denis Langlois, auteur de "La politique expliquée aux enfants (et aux autres)".