La littérature, pour quoi faire ? - A. Compagnon

 

RÔLE ET IMPORTANCE DES LETTRES

 

Dvd lecon inaugurale antoine compagnon


Oui, d'accord, on vous le dit in medias res, avant que vous puissiez nous en faire la remarque... nous aurions pu traiter exactement le même sujet de manière plus moderne. Mais certains d'entre vous nous le savent bien : parfois, du côté de "Culture & Santé", nous aimons rester attachés aux traditions, aux belles traditions dans tous les cas. Qui peuvent "cacher" quelques bémols aussi, découverts paradoxalement via la "méthode moderne", justement... Donc, retenons le (plus que) positif, sans oublier "le revers de la médaille", car un peu de mystère est permis ! À moins que vous deviniez, presque sans indices...

Poursuivons à présent. Voyons, qu'avons-nous emprunté à la bibliothèque ces derniers jours ? Le "petit" livre intitulé "La littérature, pour quoi faire ?", imprimé d'abord en 2017, et matière de haute réflexion d'Antoine Compagnon. Un titre qui, dans un monde amplement scientifique, a immmédiatement frappé et intrigué nos esprits. Un titre familier dans un contexte éminent... bref, comprenez simplement et gentiment "La littérature, quelle utilité ?". Le vrai titre, beaucoup plus "pop", est probablement soumis aux exigences de l'éditeur, Fayard, collection "Pluriel". Un intitulé et un exposé très argumenté (appelé "leçon inaugurale", prononcée en présence de ses collègues et d'un large public...) qui ont permis à "notre compagnon" (avec tout le respect et sur le même plan que le titre !) d'accéder, solennellement (vive les paradoxes) à sa chaire au Collège de France. Exercice qui n'est pas sans rappeler - toutes différences incluses - la célèbre leçon d'agrégation.

Ne nous privons pas, tout d'abord, de cette préface contextuelle :

« Depuis sa fondation en 1530, le Collège de France a pour principale mission d'enseigner, non des savoirs constitués, mais "le savoir en train de se faire" : la recherche scientifique et intellectuelle en elle-même. Les cours y sont ouverts à tous, gratuitement, sans inscription ni délivrance de diplôme [very very good, benissimo! Choisissez et assistez, est-ce bien vrai ?] (...). Les professeurs sont choisis librement par leurs pairs, en fonction de l'évolution des sciences et des connaissances (...).
Le premier cours d'un nouveau professeur est sa leçon inaugurale ». 

Celle qui nous intéresse et indiquée plus haut (extraits pour vous, avec parfois quelques petits commentaires "C. & S." entre crochets], remonte au 30 novembre 2006, mais reste plus que jamais d'actualité :

« À la fin du XXème siècle, la vieille dispute de l'histoire et de la théorie, variante tardive de la Querelle des anciens et des modernes, n'eut enfin plus lieu d'être. Roland Barthes, qui s'était longtemps méfié de l'émotion et de la valeur, revint vers elles dans ses cours du Collège de France et dans ses derniers livres. Puis Marc Fumaroli, par le biais de l'histoire de la rhétorique, réconcilia superbement les deux grandes traditions consubstancielles de l'étude littéraire (...). [En effet...] Les trois fils de la théorie, de l'histoire et de la critique demeurent essentiels pour renouer avec la littérature dans la plénitude de son sens (...).

Quelles valeurs la littérature peut-elle créer et transmettre dans le monde actuel ? Quelle place doit être la sienne dans l'espace public ? Est-elle profitable dans la vie ? Pourquoi défendre sa présence à l'école ?
Une réflexion franche sur les usages et le pouvoir de la littérature me semble urgente à mener : « Si j'ai confiance en l'avenir de la littérature, avançait Italo Calvino dans ses Leçons américaines1, c'est parce qu'il y a des choses, je le sais, que seule la littérature peut offrir par ses moyens propres ». (...)

1. [C. & S. ne peut que se réjouir de cette référence, dans ce cadre à la fois académique et suffisamment didactique, et recommander la lecture de ce recueil de conférences présenté comme un essai (de métalittérature), aussi clair que perspicace. Il a été rédigé peu avant la disparition de Calvino en 1985, et publié posthume ("Leçons américaines. Six propositions pour le prochain millénaire" ou Lezioni americane. Sei proposte per il prossimo millennio (1988)].

Le lieu de la littérature s'est amenuisé dans notre société depuis une génération : à l'école, où les textes documentaires mordent sur elle ou même l'ont dévorée ; dans la presse, où les pages littéraires s'étiolent, et qui traverse elle-même une crise peut-être funeste ; durant les loisirs, où  l'accélération numérique morcelle de temps disponible pour les livres (...) [oui, bien souvent avec les "réseaux"... Pour nous, le numérique peut et doit être conçu comme un support, parfois - on dit bien "parfois" - même meilleur par rapport à la presse traditionnelle (possibilités de liens au sein du web etc). À nous d'en faire le meilleur moyen possible – en tant qu'auteur et/ou que "simple" usager - au service des contenus].

La lecture doit être désormais justifiée, non seulement la lecture courante, celle du liseur, de l'honnête homme, mais aussi la lecture savante, celle du lettré, de l'homme ou de la femme de métier. L'Université [elle-même...!] connaît un moment d'hésitation sur les vertus de l'éducation générale, accusée de conduire au chômage et concurrencée par des formations professionnelles censées mieux préparer à l'emploi, si bien que l'initiation à la langue littéraire et à la culture humaniste, moins rentable à court terme, semble vulnérable dans l'école et la société de demain (...).

La vérité est que les chefs-d'œuvre du roman contemporain en disent beaucoup plus long sur l'homme et sur la nature, que de graves ouvrages de philosophie, d'histoire et de critique », assurait Zola en 1880, dans "Le naturalisme au théâtre", tiré de "Le roman expérimental"  [voici pourquoi, chez "C. & S.", notre cursus universitaire comprend "la philo" comme les lettres, italiennes et françaises ;)]. (...) Un essai de Montaigne, une tragédie de Racine, un poème de Beaudelaire, le roman de Proust nous en apprennent plus sur la vie que de longs traités savants [à nuancer néanmoins... sur certains points philosopher reste la quête la plus directe et adaptée, cela dépend de plusieurs facteurs, au cas par cas, comme on dit] (...). 

[Suit la méditation sur les liens entre sciences et littérature, mais on ne peut tout dire ici !... Et à propos de l'interdisciplinarité, qui nous tient à cœur, petit tour, si vous voulez, sur notre page "Contact". Mais, pour le moment, revenons à nous afin de partager particulièrement ce qui suit, sur la lecture et l'écriture].

Nous lisons parce que, même si lire n'est pas indispensable pour vivre, la vie est plus aisée, plus claire, plus ample pour ceux qui lisent. En un sens très simple d'abord : vivre est plus facile pour ceux qui savent lire, non seulement les renseignements, les modes d'emploi, les ordonnances, les journaux et les bulletins de vote, mais aussi la littérature. Ensuite, la culture littéraire fut longtemps censée rendre meilleur et donner une vie meilleure. [Quelle différence – quelle involution - avec les conceptions actuelles, face à l'assaut des "nouvelles disciplines", si dans le vent, comme le marketing ou le management !].

Francis Bacon a tout dit : « La lecture rend un homme complet, la conversation rend un homme alerte, et l'écriture rend  un homme précis (...). Suivant Bacon, proche de Montaigne, la lecture nous évite de devoir recourir à la sournoiserie, l'hypocrisie et la fourberie ; elle nous rend donc sincères et véritables, ou tout simplement meilleurs ».

[Combien d'étoiles attribuez-vous, chers amis, à ce qui précède ? Juste après, le professeur Antoine Compagnon s'évertue à nous expliquer le pouvoir de la littérature sous un prisme historique. Reprenons déjà qu'Aristote, élève de Platon, est allé à contre-courant de son maître en défendant, en réhabilitant la poésie au titre de la vie bonne. 
Quelques pages plus loin, une autre très belle référence...] « Pour Paul Ricœur, le récit est irremplaçable pour configurer l'expérience humaine (...). Une déuxième définition du pouvoir de la littérature, apparue avec les Lumières et approfondie par le romantisme, fait d'elle non plus un moyen d'instruire en plaisant, mais un remède. Elle libère l'individu de sa sujétion aux autorités [à méditer !], pensaient les philosophes ; elle le guérit en particulier de l'obscurantisme religieux. La littérature, instrument de justice et de tolérence, et la lecture, expérience de l'autonomie, contribuent à la liberté et à la responsabilité de l'individu (...).

Dans la lecture - pensons aux Méditations poétiques de Lamartine - , la conscience trouve un accord pleinement vécu avec le monde [pour beaucoup la lecture isole, et si c'est un peu vrai parfois, elle a en effet mille bénéfices qui permettent bien au contraire de s'intégrer au monde... En n'oubliant pas que la lecture est aussi un moyen, le contenu étant ce que l'on lit !]. Ainsi la littérature, à la fois symptôme [à méditer, car nous ne sommes pas "en phase" ici, sans exemples clairs] et solution du malaise dans la civilisation, dote-t-elle l'homme moderne d'une vision qui porte au delà des restrictions de la vie journalière ».

[Plus loin, sur l'art et le langage, sur la puissance du langage pour tout être humain... Antoine Compagnon cite Bergson] « L'art vise à nous montrer, dans la nature et dans l'esprit, hors de nous et en nous, des choses qui ne frappaient pas explicitement nos sens et notre conscience ».

[Et encore, en revenant à ses mots :] « Nous apprenant à ne pas être dupes de la langue, la littérature nous rend plus intelligents, ou autrement intelligents. (...) [Autre point, important] « Gravement, Theodor Adorno et Maurice Blanchot contestèrent qu'il fût possible de composer encore un poème ou d'écrire un récit après Auschwitz. Ils jugeaient la littérature vaine ou même coupable, qui n'avait pas empêché l'inhumain ».
[Nous comprenons pleinement ce que signifie ce propos, et nous le partageons dans une large mesure. On pourrait l'appliquer à tous les arts d'ailleurs, à la musique classique surtout, si prisée par moult nazis... Ce qui compte, ce sont les faits, en harmonie avec notre cœur... et en écho à Paul Ricœur... Et ce qui compte au même niveau, c'est de se dire que dans un monde sans arts et sans littérature, nous ne serions pas meilleurs comme avancé plus haut, bien au contraire. La littérature - pour bien revenir à elle - n'a pas toujours été du bon côté (!), mais elle reste une magnifique occasion (plus qu'une opportunité ou un simple moyen) pour nous faire grandir. Plus que les sciences ? Selon nous, au moins autant que découvertes et théories scientifiques... par l'imagination qu'elle stimule, par la réflexion qu'elle peut encourager, par la sensibilité au maniement de la langue (vue plus haut), par la sensibilté tout court qu'elle déclenche/qu'elle permet de cultiver (en méditant sur ce que nous disions plus haut, et qui est bien tragique), par l'effet miroir (sensations, émotions, intentions... caractérisant un récit bien mené, favorisant par là même distraction, instruction et même éducation... Voici pourquoi en principe - quand on valorise les lettres, des lettres de qualité - humanisme et littérature sont proches)]
. (...)

« Il est temps de faire à nouveau l'éloge de la littérature, de la protéger de la dépréciation, à l'école et dans le monde. [Compagnon cite encore Calvino] "Les choses que le littérature peut rechercher et enseigner sont peu nombreuses mais irremplaçables : la façon de regarder le prochain et soi-même, d'attribuer de la valeur aux grandes choses comme aux petites... et d'autres choses nécessaires et difficiles comme la dureté, la pitié, la tristesse, l'ironie, l'humour" ».

Et c'est sur ce point très "IT." (et universel) que nous choisissons de conclure, gâtés par cette belle lecture, si particulière. Oui, vous êtes arrivés au bout, avec persévérence, qualité essentielle à tout bon lecteur aimant approfondir suffisamment, en étant proche d'un texte-discours comme celui-ci, d'autant plus atemporel dans le contexte de crise mondiale que nous traversons.